Imaginez un pays qui décide de ne plus dépendre des géants américains pour son intelligence artificielle. Un État qui injecte près de 400 millions de dollars pour créer ses propres modèles d’IA, adaptés à sa langue, sa culture et ses besoins stratégiques. C’est exactement ce que fait la Corée du Sud en ce moment même, avec une ambition qui pourrait bien redistribuer les cartes du jeu mondial de l’IA.
Ce n’est pas une simple déclaration d’intention. Le gouvernement sud-coréen a lancé un programme concret, sélectionnant cinq acteurs locaux pour développer des modèles fondamentaux à grande échelle. Parmi eux, des mastodontes comme LG et SK Telecom, mais aussi une startup audacieuse, Upstage. Leur mission ? Créer une IA souveraine capable de rivaliser avec les meilleurs du monde.
Une Stratégie Nationale pour l’IA Souveraine
La Corée du Sud ne veut plus être un simple consommateur de technologies étrangères. Dans un monde où l’IA façonne l’économie, la défense et même la société, dépendre d’OpenAI ou de Google représente un risque stratégique. Le ministère de la Science et des TIC a donc décidé d’agir, avec un plan clair et une méthode impitoyable.
Le principe est simple mais redoutable : cinq entreprises reçoivent un financement initial de 530 milliards de wons, soit environ 390 millions de dollars. Tous les six mois, leurs progrès sont évalués. Les moins performants sont éliminés. À la fin, il ne restera que deux champions nationaux pour porter l’ambition coréenne en matière d’IA.
Cette approche darwinienne n’est pas gratuite. Elle vise à maximiser l’efficacité de l’investissement public tout en stimulant une compétition féroce entre les acteurs. Et les premiers résultats sont déjà là, avec des modèles qui commencent à faire jeu égal avec les références mondiales sur certains benchmarks.
Nous ne cherchons pas à reproduire ce que font les Américains. Nous voulons créer quelque chose de spécifiquement coréen, plus efficace pour nos besoins.
Un responsable du ministère de la Science et des TIC
Les Cinq Champions Sélectionnés
Le gouvernement n’a pas choisi au hasard. Chaque entreprise apporte une force particulière, un avantage compétitif qui pourrait faire la différence dans cette course à l’IA souveraine. Présentons-les un par un, avec leurs modèles phares et leurs stratégies distinctives.
LG AI Research et son Modèle Exaone 4.0
LG n’est pas un newcomer en IA. Sa division de recherche, LG AI Research, développe depuis des années des technologies d’intelligence artificielle. Avec Exaone 4.0, ils franchissent un cap important en proposant un modèle hybride qui combine traitement du langage et raisonnement avancé.
Ce qui distingue vraiment LG, c’est son accès privilégié à des données industrielles réelles. Le groupe opère dans des secteurs aussi variés que la biotechnologie, les matériaux avancés ou la fabrication. Ces données, soigneusement curatées, alimentent l’entraînement de leurs modèles pour créer de la valeur pratique, pas seulement des performances sur des benchmarks.
Contrairement à la course à la puissance brute, LG mise sur l’efficacité. Leur philosophie : obtenir le maximum de chaque puce GPU, créer des modèles spécialisés par industrie plutôt que des monstres généralistes. Une approche qui pourrait s’avérer gagnante à long terme.
Ce n’est pas une question de dépenser plus que les géants mondiaux, mais de les surpasser en intelligence et en efficacité.
Honglak Lee, co-responsable de LG AI Research
Le cercle vertueux est déjà en place. Exaone est proposé via des APIs, générant des données d’utilisation réelles qui servent à améliorer le modèle. Plus les partenaires l’utilisent, plus il s’améliore, créant un avantage compétitif difficile à rattraper.
SK Telecom Révolutionne avec A.X
SK Telecom, le géant des télécommunications, joue sur un terrain qu’il connaît parfaitement : l’intégration de l’IA dans la vie quotidienne. Leur agent personnel A. compte déjà 10 millions d’abonnés, et le nouveau modèle A.X 4.0 vient renforcer cette offre.
Basé sur le modèle open source chinois Qwen 2.5, A.X a été optimisé pour le coréen avec des gains de performance impressionnants. SK revendique une efficacité 33% supérieure à GPT-4o pour le traitement des entrées en coréen. Un avantage local qui fait toute la différence.
- Résumés d’appels automatiques
- Notes générées par IA
- Intégration avec navigation et services de taxi
- Applications en manufacturing et service client
SK Telecom ne se contente pas de développer des modèles. L’entreprise construit un écosystème complet : infrastructure GPU avec GPUaaS, partenariat avec AWS pour un centre de données hyperscale, collaboration avec le fabricant de puces coréen Rebellions, et même un partenariat académique avec le MIT.
Leur vision est claire : être le pont entre la recherche de pointe et l’impact réel dans la vie des Coréens. Avec leur base d’utilisateurs massive et leur infrastructure télécom, ils ont un avantage que peu peuvent revendiquer.
Naver Cloud : L’Approche Full Stack
Naver, c’est un peu le Google coréen. Et Naver Cloud, sa division cloud, pousse cette analogie encore plus loin avec HyperCLOVA X. Lancé en 2021 et régulièrement mis à jour, ce modèle est au cœur d’une suite complète de produits IA.
Ce qui rend Naver unique, c’est sa capacité à contrôler toute la chaîne : du modèle fondamental aux data centers, en passant par les plateformes cloud et les applications grand public. Une intégration verticale rare, même à l’échelle mondiale.
HyperCLOVA X n’est pas qu’un LLM. C’est un connecteur qui relie des systèmes legacy, des services cloisonnés, pour créer de la valeur ajoutée. Intégré dans la recherche, le shopping, les cartes, la finance, il bénéficie d’une quantité massive de données réelles d’utilisation.
| Produit | Fonction | Avantage |
| CLOVA X | Chatbot IA | Conversation naturelle en coréen |
| Cue | Moteur de recherche IA | Rival de Google AI Overview |
| AI Shopping Guide | Recommandations | Basé sur intentions réelles d’achat |
| CLOVA Carecall | Service seniors | Appels automatiques de bien-être |
Pour Naver, la clé du succès réside dans la recette parfaite du modèle et dans la capacité à le scaler. Plutôt que de courir après les milliards de paramètres, l’entreprise mise sur la sophistication et l’optimisation pour le marché local.
Upstage : La Startup qui Défie les Géants
Dans ce casting de titans, Upstage fait figure d’outsider. Et pourtant, cette startup est la seule à avoir vu son modèle Solar Pro 2 reconnu comme frontier model par Artificial Analysis, aux côtés d’OpenAI, Google et Anthropic.
Avec seulement 31 milliards de paramètres, Solar Pro 2 surpasse les modèles mondiaux sur les benchmarks coréens. Une performance d’autant plus impressionnante qu’elle est obtenue avec une fraction des ressources des géants américains.
Nous visons une performance en coréen à 105% du standard mondial avec ce projet.
Soon-il Kwon, vice-président exécutif d’Upstage
L’approche d’Upstage est pragmatique. Au-delà des benchmarks, l’entreprise se concentre sur l’impact business réel. Développement de modèles spécialisés pour la finance, le droit, la médecine. Construction d’un écosystème coréen dominé par des startups « AI-native ».
Être la seule startup du programme gouvernemental n’est pas un hasard. Upstage représente l’agilité, l’innovation rapide, la capacité à penser différemment. Dans une compétition où les ressources semblent tout déterminer, elle prouve que l’intelligence peut l’emporter sur la puissance brute.
Les Défis Techniques à Surmonter
Créer une IA souveraine ne se résume pas à injecter de l’argent. Les défis techniques sont immenses, surtout face à des adversaires qui disposent de ressources colossales. Examinons les principaux obstacles que doivent franchir ces champions coréens.
Le premier défi est linguistique. Le coréen est une langue agglutinante, avec une grammaire complexe et un vocabulaire riche en nuances culturelles. Les modèles généralistes entraînés majoritairement sur l’anglais peinent à capturer ces subtilités. Les entreprises coréennes doivent développer des techniques spécifiques d’entraînement et de tokenisation.
Le deuxième défi concerne les données. Si les géants américains bénéficient de l’immense corpus anglophone d’internet, les données coréennes de qualité sont plus rares. Il faut donc créer des pipelines sophistiqués de collecte, nettoyage et augmentation de données, souvent en partenariat avec des institutions publiques.
- Partenariats avec universités pour données de recherche
- Accès privilégié aux données industrielles (LG, SK)
- Utilisation de données d’usage réels via APIs
- Développement de techniques de synthetic data
Le troisième défi est infrastructurel. La Corée du Sud n’a pas les fermes de GPUs des géants américains. Les entreprises doivent optimiser chaque calcul, développer des techniques d’entraînement efficace, et parfois s’appuyer sur des partenariats internationaux pour l’infrastructure.
L’Avantage Coréen : Culture et Marché
Malgré ces défis, les entreprises coréennes disposent d’atouts uniques. Le premier est culturel. Une IA qui comprend vraiment le contexte coréen, les références historiques, les codes sociaux, les expressions idiomatiques, offre une expérience utilisateur incomparable sur le marché local.
Le second atout est le marché lui-même. La Corée du Sud est un pays technologiquement avancé, avec un taux de pénétration smartphone parmi les plus élevés au monde, une population jeune et connectée, et une culture d’adoption rapide des nouvelles technologies.
Enfin, la coordination entre acteurs publics et privés est un avantage décisif. Le programme gouvernemental assure non seulement le financement, mais aussi la coordination des efforts, l’accès à des ressources partagées, et une vision stratégique cohérente.
Comparaison des Modèles en Présence
Pour mieux comprendre les forces en présence, comparons les modèles phares des quatre entreprises (NC AI ayant décliné de commenter). Cette analyse se base sur les déclarations publiques et les benchmarks disponibles.
| Entreprise | Modèle | Paramètres | Spécialité | Avantage clé |
| LG AI Research | Exaone 4.0 | 32B | Raisonnement hybride | Données industrielles |
| SK Telecom | A.X 4.0 | 72B / 7B | Efficacité coréenne | Intégration télécom |
| Naver Cloud | HyperCLOVA X | Non communiqué | Full stack | Données d’usage massives |
| Upstage | Solar Pro 2 | 31B | Performance/efficacité | Modèle frontier coréen |
On remarque une diversité d’approches. LG et Upstage misent sur l’efficacité avec des modèles compacts mais performants. SK Telecom propose une gamme allant du modèle léger au monstre de 72 milliards de paramètres. Naver, fidèle à sa stratégie full stack, ne communique pas sur la taille mais sur l’intégration.
Les Implications Géopolitiques
Au-delà de la compétition technologique, ce programme coréen a des implications géopolitiques profondes. Dans un monde où l’IA devient un enjeu de puissance nationale, développer une IA souveraine, c’est affirmer son indépendance technologique.
La Corée du Sud n’est pas seule. La France avec Mistral, l’Allemagne avec Aleph Alpha, le Japon avec ses initiatives nationales, tous poursuivent des objectifs similaires. Mais le modèle coréen, avec sa sélection impitoyable et son financement massif, pourrait devenir une référence.
Pour les géants américains, c’est un signal d’alarme. Leur domination repose en partie sur l’universalité de leurs modèles. Mais quand des pays entiers décident de créer des alternatives optimisées localement, la donne change. Le marché mondial de l’IA pourrait se fragmenter en écosystèmes régionaux.
Perspectives d’Avenir
Dans six mois, la première évaluation aura lieu. Deux entreprises seront éliminées. Les survivants recevront un financement renforcé pour accélérer leur développement. D’ici 2027, la Corée du Sud pourrait disposer de deux modèles d’IA souverains de classe mondiale.
Mais le vrai test viendra de l’adoption. Ces modèles seront-ils utilisés par les entreprises coréennes ? Par les administrations ? Par les citoyens ? Leur succès dépendra de leur capacité à démontrer une valeur ajoutée concrète par rapport aux solutions étrangères.
Les entreprises travaillent déjà sur des cas d’usage spécifiques. LG dans l’industrie, SK dans les services, Naver dans le digital, Upstage dans les secteurs réglementés. Si ces applications décollent, elles pourraient créer un effet boule de neige.
Leçons pour les Autres Pays
L’initiative coréenne offre des leçons précieuses pour d’autres nations souhaitant développer leur souveraineté numérique. Première leçon : la coordination public-privé est essentielle. Deuxième leçon : la compétition stimule l’innovation. Troisième leçon : l’optimisation locale peut compenser un déficit de ressources.
La France, avec son plan IA 2030, pourrait s’inspirer de cette approche. Plutôt que de disperser les financements, concentrer les ressources sur quelques champions nationaux. Créer une vraie compétition avec des évaluations régulières. Favoriser les partenariats entre recherche publique et entreprises privées.
En conclusion, la Corée du Sud nous montre qu’une nation de 50 millions d’habitants peut défier les superpuissances technologiques. Pas en copiant leurs méthodes, mais en inventant les siennes. En misant sur l’efficacité, la spécialisation, l’intégration locale. Le monde de l’IA ne sera plus jamais uniquement américain.
Les prochains mois seront décisifs. Suivons de près cette compétition fascinante. Elle pourrait bien redéfinir les équilibres mondiaux de l’intelligence artificielle. Et qui sait, peut-être inspirer d’autres pays à suivre le même chemin vers la souveraineté technologique.