Imaginez un instant : vous marchez dans la rue, une idée géniale vous traverse l’esprit, et au lieu de sortir frénétiquement votre téléphone pour noter une note vocale, vous murmurez simplement à votre doigt. L’idée est capturée, organisée, prête à être retrouvée plus tard. Science-fiction ? Non, c’est déjà en train d’arriver. Et selon un investisseur qui a vu juste sur Fitbit, Peloton ou Ring, cela signe peut-être la fin de nos smartphones tels que nous les connaissons.
La fin du smartphone : une prédiction audacieuse
Jon Callaghan, cofondateur de True Ventures, ne mâche pas ses mots. Dans une interview récente, il a déclaré sans détour que dans dix ans, nous n’utiliserons plus d’iPhone – ou du moins plus de la même manière. Dans cinq ans déjà, notre relation avec ces petits rectangles noirs risque d’avoir profondément changé. Pour un venture capitalist qui a accompagné certaines des plus belles réussites hardware des vingt dernières années, cette affirmation n’est pas un simple effet de manche : c’est une conviction profonde qui guide ses investissements.
Le smartphone, explique-t-il, est un interface médiocre entre l’humain et l’intelligence artificielle. Taper un message, vérifier une information, écrire un mail : tout cela reste lent, source d’erreurs et surtout profondément interruptif. Nous sortons l’appareil, nous nous déconnectons du monde réel, nous perdons le fil de nos pensées. Callaghan voit là une faille majeure dans notre façon actuelle d’interagir avec la technologie.
True Ventures : une philosophie d’investissement à contre-courant
True Ventures gère environ 6 milliards de dollars, mais reste délibérément discret. Pas de podcasts à la mode, pas de personal branding effréné sur les réseaux. L’équipe préfère cultiver un réseau serré de fondateurs récurrents – ces entrepreneurs qui reviennent après un succès pour lancer un nouveau projet avec le même partenaire. Résultat : 63 exits rentables et sept introductions en bourse sur un portefeuille de 300 sociétés.
Le fonds reste fidèle à sa spécialité : des tickets seed entre 3 et 6 millions de dollars pour 15 à 20 % du capital. Pas question de lever des milliards pour suivre la folie des méga-rounds IA. Callaghan le dit clairement : on n’a pas besoin de milliards pour créer quelque chose d’exceptionnel aujourd’hui.
Cette discipline explique pourquoi True Ventures a souvent vu juste là où d’autres passaient à côté. Fitbit quand les wearables semblaient gadget, Peloton quand des centaines de VC refusaient le concept, Ring quand même les investisseurs de Shark Tank disaient non. À chaque fois, le pari portait sur une nouvelle façon plus naturelle d’interagir avec la technologie.
« Il faut que ce soit effrayant, solitaire, et qu’on vous traite de fou. »
Jon Callaghan, à propos de l’investissement early-stage réussi
Sandbar : la bague qui capture vos pensées
La dernière illustration de cette thèse s’appelle Sandbar. Il s’agit d’une bague connectée portée à l’index, activée par la voix, dont la mission unique est de capturer et organiser vos idées fugaces. Pas de suivi santé comme Oura, pas d’assistant IA généraliste comme le Humane Pin. Juste une fonction, mais essentielle : être là au moment exact où une pensée surgit.
Le dispositif ne fait pas d’enregistrement passif de l’environnement – ce qui poserait d’évidentes questions de confidentialité. Il s’active intentionnellement pour enregistrer une note vocale courte, qui est ensuite transcrite, classée et rendue accessible via une application mobile. Grâce à l’IA, ces notes deviennent recherchables, reliées entre elles, transformées en tâches ou en reminders.
Callaghan parle de « thought companion » : un compagnon de pensée. L’analogie avec Peloton est frappante. À l’époque, beaucoup ne voyaient que le vélo d’appartement hors de prix. Mais Peloton, c’était avant tout une nouvelle pratique fitness à domicile, une communauté, un abonnement engageant. La même logique s’applique ici : ce n’est pas la bague qui compte, c’est le comportement qu’elle rend possible.
- Une idée en réunion ? Murmurez-la discrètement.
- Une inspiration en promenade ? Capturez-la sans interrompre votre marche.
- Un rappel soudain pendant la conduite ? Enregistrez sans quitter la route des yeux.
- Une phrase pour un futur article ? Dictée instantanément.
Le potentiel semble énorme pour tous ceux dont le métier repose sur la créativité, la prise de notes ou la gestion d’idées : écrivains, entrepreneurs, designers, chercheurs, managers.
Les fondateurs derrière Sandbar
Derrière Sandbar, on trouve Mina Fahmi et Kirak Hong, deux anciens de CTRL-Labs, une startup spécialisée dans les interfaces neurales rachetée par Meta en 2019. Leur expérience dans la capture de signaux cérébraux pour contrôler des ordinateurs leur a visiblement donné une vision aiguë des limites des interfaces actuelles.
Lorsque True Ventures les a rencontrés, l’alignement a été immédiat. Callaghan et son équipe explorent depuis des années les alternatives au smartphone : logiciels, matériels, hybrides. Ils avaient vu des dizaines de projets, mais l’approche de Fahmi et Hong les a convaincus. Ce n’était pas seulement un gadget de plus, mais une réponse à un besoin humain fondamental que la technologie ignore encore largement.
Pourquoi le smartphone est en train de perdre la bataille
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le marché mondial des smartphones croît à peine de 2 % par an. Il est saturé. Presque tout le monde en possède déjà un performant. À l’inverse, le segment des wearables – montres, bagues, écouteurs connectés – progresse à deux chiffres chaque année.
Plus profondément, notre rapport à la technologie évolue. Nous voulons moins d’écrans qui nous capturent l’attention, plus d’interactions fluides, contextuelles, discrètes. La voix, les gestes, le regard deviennent des interfaces plus naturelles que le toucher sur une dalle de verre.
Apple avec ses Vision Pro, Meta avec ses lunettes Orion, Rabbit, Humane, Rewind… tous cherchent la prochaine plateforme. Mais beaucoup de ces projets visent à tout faire, reproduisant les erreurs du smartphone : trop de fonctionnalités, trop de distractions.
Sandbar adopte l’approche inverse : une seule fonction, exécutée à la perfection. Un peu comme l’iPod à ses débuts, qui ne faisait « que » jouer de la musique, mais le faisait mieux que quiconque.
Les interfaces du futur : au-delà du téléphone
Jon Callaghan ne mise pas seulement sur Sandbar. True Ventures finance depuis longtemps tout un écosystème d’alternatives. Le fonds croit que la vraie création de valeur dans l’IA ne viendra pas des infrastructures – malgré les investissements colossaux dans les data centers – mais de la couche applicative, et surtout des nouvelles interfaces qui rendront l’intelligence accessible de façon naturelle.
Demain, nous pourrions interagir avec l’IA via :
- Des objets portés en permanence (bagues, pendentifs, vêtements).
- Des interfaces vocales contextuelles dans l’environnement (maison, voiture).
- Des lunettes légères affichant des informations en surimpression.
- Des implants ou interfaces neurales (plus lointain).
- Des combinaisons de ces éléments selon le contexte.
L’objectif commun : supprimer la friction. Ne plus sortir un appareil, ne plus taper, ne plus scroller. Juste penser, parler, agir.
Ce que Sandbar nous dit sur l’investissement early-stage
Au-delà de la technologie, l’histoire de Sandbar illustre une philosophie d’investissement rare aujourd’hui. Dans un monde où les startups IA lèvent des centaines de millions dès le seed, True Ventures reste concentré sur des tickets raisonnables, des équipes exceptionnelles et des visions à long terme.
Callaghan reconnaît la puissance de la vague IA actuelle, mais s’inquiète des cycles de financement circulaire qui gonflent les valorisations des infrastructures. Il préfère parier sur des entrepreneurs capables de créer de nouveaux comportements humains.
« Ce n’est pas la bague. C’est ce qu’elle permet. »
Jon Callaghan, en écho à son célèbre « It’s not the bike » pour Peloton
Cette approche patiente, presque romantique, a porté ses fruits par le passé. Elle pourrait bien le faire à nouveau.
Et après ? Vers un monde sans smartphone
Si Jon Callaghan a raison, nous sommes à l’aube d’un changement de plateforme aussi important que le passage du desktop au mobile il y a quinze ans. Le smartphone ne disparaîtra pas du jour au lendemain, mais il deviendra progressivement un outil secondaire, comme l’ordinateur fixe aujourd’hui.
Des objets plus discrets, plus spécialisés, plus intégrés à notre corps et à notre quotidien prendront le relais pour les interactions courantes. L’intelligence artificielle sera partout, mais invisible. Accessible par la voix, le geste, la pensée naissante.
Sandbar n’est probablement qu’un premier pas. Mais un pas symbolique, porté par des investisseurs qui ont déjà vu venir plusieurs révolutions. Et quand quelqu’un qui a financé Fitbit, Ring et Peloton vous dit que le smartphone est condamné… il est peut-être temps de prêter attention.
Le futur ne se résume pas à des écrans plus grands ou des processeurs plus puissants. Il se joue dans la redéfinition de notre relation intime avec la technologie. Et cette relation pourrait bientôt passer par une simple bague à votre doigt.