Imaginez lancer une startup dans l’intelligence artificielle aujourd’hui. Vous avez une idée révolutionnaire, une équipe talentueuse, et des investisseurs prêts à miser sur vous. Mais soudain, au lieu de coder et d’innover, vous passez vos journées à décrypter des lois qui varient d’un État à l’autre. C’est la réalité que vivent de nombreuses jeunes entreprises high-tech aux États-Unis, et un récent ordre exécutif signé par le président Trump promettait de changer la donne. Promettait… car en réalité, il pourrait bien prolonger cette période d’incertitude pour des mois, voire des années.

Le 11 décembre 2025, Donald Trump a apposé sa signature sur un décret intitulé « Ensuring a National Policy Framework for Artificial Intelligence ». L’objectif affiché ? Créer un cadre réglementaire unique au niveau fédéral pour éviter le « patchwork » de règles imposées par les États. Mais derrière cette intention louable, les experts et les entrepreneurs craignent un effet boomerang : des batailles judiciaires interminables qui laisseraient les startups dans un vide juridique frustrant.

Un ordre exécutif ambitieux face à une réalité complexe

Cet ordre exécutif n’est pas tombé du ciel. Il s’inscrit dans un contexte où plusieurs États américains ont pris les devants en matière de régulation de l’IA, face à l’inaction relative du Congrès. Des lois sur la transparence, la protection des données, ou encore les biais algorithmiques ont fleuri, créant une mosaïque réglementaire difficile à naviguer pour les entreprises opérant à l’échelle nationale.

Le décret de Trump dirige plusieurs agences fédérales à agir. Le Département de la Justice doit former un groupe de travail pour contester certaines lois étatiques, arguant que l’IA relève du commerce inter-États et doit donc être régulée au niveau fédéral. Le Département du Commerce, quant à lui, a 90 jours pour dresser une liste des lois considérées comme « onéreuses ». Cette liste pourrait influencer l’attribution de fonds fédéraux aux États concernés.

Enfin, l’ordre invite la FTC et la FCC à explorer des standards fédéraux qui préempteraient les règles locales, et encourage l’administration à collaborer avec le Congrès pour une loi uniforme. Sur le papier, cela ressemble à un pas vers la simplification tant attendue.

Les arguments en faveur d’un cadre fédéral unique

Les partisans d’une régulation nationale ne manquent pas d’arguments solides. Un cadre unique permettrait aux entreprises, surtout les plus jeunes, de se concentrer sur l’innovation plutôt que sur la conformité multiple.

  • Réduction des coûts : au lieu d’engager des avocats pour chaque État, une seule équipe suffirait pour le fédéral.
  • Clarté pour les investisseurs : un environnement prévisible attire plus facilement les capitaux.
  • Compétitivité internationale : face à l’Europe et sa réglementation stricte, ou à la Chine et son approche centralisée, les États-Unis doivent parler d’une seule voix.
  • Équité entre acteurs : les petites startups ne seraient plus désavantagées face aux géants capables d’absorber les complexités réglementaires.

Ces points sont défendus avec vigueur par des figures comme David Sacks, nommé czar de l’IA et des cryptos par l’administration Trump. Influenceur de la Silicon Valley, Sacks voit dans cet ordre un moyen de protéger l’innovation américaine.

Pourquoi les startups risquent-elles un limbo juridique prolongé ?

Malheureusement, un ordre exécutif n’a pas force de loi. Il ne peut pas effacer d’un trait les réglementations étatiques déjà en vigueur. Pour cela, il faut soit une loi du Congrès, soit des décisions de justice invalidant ces lois au nom de la suprématie fédérale.

Et c’est précisément là que le bât blesse. Les États ne comptent pas se laisser faire facilement. Ils défendent farouchement leur droit à protéger leurs citoyens, surtout en matière de privacy, de non-discrimination et de sécurité.

Les États vont défendre leur autorité en matière de protection des consommateurs devant les tribunaux, et ces affaires pourraient remonter jusqu’à la Cour suprême.

Sean Fitzpatrick, CEO de LexisNexis pour l’Amérique du Nord, le Royaume-Uni et l’Irlande

Ces procédures judiciaires prennent du temps. Des mois, souvent des années. Pendant ce temps, les lois étatiques restent applicables, sauf si un juge les suspend – ce qui est loin d’être garanti.

Pour les startups, cela signifie continuer à jongler avec des exigences variables selon les États où elles opèrent ou où se trouvent leurs utilisateurs. Une situation d’autant plus pénalisante que les jeunes entreprises manquent souvent de ressources dédiées à la gouvernance réglementaire.

Les voix critiques venues du terrain entrepreneurial

Plusieurs fondateurs de startups ont exprimé leurs inquiétudes face à cette approche. Prenons l’exemple d’Arul Nigam, co-fondateur de Circuit Breaker Labs, une entreprise spécialisée dans le red-teaming d’IA conversationnelles, notamment pour la santé mentale.

Il y a de l’incertitude : devons-nous nous auto-réguler ? Y a-t-il des standards open source à suivre ? Doit-on continuer à développer ?

Arul Nigam, co-fondateur de Circuit Breaker Labs

Nigam reconnaît que le patchwork actuel est problématique pour les petites structures, mais il craint que les batailles judiciaires n’allongent encore cette période transitoire.

Andrew Gamino-Cheong, CTO et co-fondateur de Trustible, une société de gouvernance IA, va plus loin. Il estime que cet ordre pourrait nuire à l’innovation qu’il prétend protéger.

Les Big Tech et les grandes startups AI ont les moyens d’engager des avocats ou de prendre des risques. L’incertitude frappe surtout les startups qui ne lèvent pas des milliards facilement.

Andrew Gamino-Cheong, Trustible

Il souligne aussi les conséquences commerciales : des cycles de vente allongés avec les clients sensibles au risque (banques, santé, juridique), des coûts d’assurance en hausse, et une perception générale d’absence de régulation qui freine l’adoption de l’IA.

Les impacts concrets sur l’écosystème startup

Pour comprendre pleinement les enjeux, examinons les domaines où cette incertitude pèse le plus lourd.

  • Conformité coûteuse : Développer des systèmes pour respecter plusieurs cadres réglementaires demande du temps et de l’argent que les startups n’ont pas toujours.
  • Frein à l’innovation : L’hésitation à lancer de nouvelles fonctionnalités par peur de contrevenir à une loi locale.
  • Avantage aux incumbents : Les géants comme OpenAI, Google ou Meta peuvent absorber ces coûts et même influencer la régulation.
  • Difficultés de levée de fonds : Les investisseurs détestent l’incertitude juridique ; elle complique les due diligence.
  • Perte de talents : Certains entrepreneurs pourraient préférer des juridictions plus stables, comme l’Europe ou Singapour, malgré leurs régulations plus strictes.

Hart Brown, expert ayant contribué aux recommandations d’un task force sur l’IA en Oklahoma, le résume bien : les startups priorisent l’innovation et n’ont souvent pas de programmes robustes de gouvernance réglementaire avant d’atteindre une certaine échelle. Dans un environnement aussi dynamique, cela devient un handicap majeur.

Le rôle controversé de David Sacks et de la Silicon Valley

Derrière cet ordre exécutif, une figure se détache : David Sacks. Nommé responsable de la politique IA et crypto de l’administration Trump, cet ancien de PayPal et investisseur influent incarne le lien entre la Maison Blanche et la Silicon Valley.

Pour certains, il est le défenseur légitime d’un écosystème qui a fait la force économique américaine. Pour d’autres, comme Michael Kleinman du Future of Life Institute, cet ordre est un « cadeau aux oligarques de la Silicon Valley » cherchant à échapper à toute accountability.

Cet ordre exécutif mené par David Sacks est un cadeau pour les oligarques de la Silicon Valley qui utilisent leur influence à Washington pour se protéger eux et leurs entreprises de toute responsabilité.

Michael Kleinman, Future of Life Institute

Cette critique met en lumière un débat plus large : qui doit fixer les règles de l’IA ? Les innovateurs qui la construisent au quotidien, ou les représentants élus soucieux de protéger le public des risques potentiels ?

Vers une résolution au Congrès ? Les espoirs et les obstacles

L’ordre exécutif appelle explicitement à une collaboration avec le Congrès pour adopter une loi fédérale uniforme. Beaucoup d’observateurs, y compris des entrepreneurs critiques, espèrent que cette pression accélérera les choses.

Morgan Reed, président de The App Association, représente bien cette position nuancée : il rejette le patchwork étatique, mais estime qu’une longue bataille judiciaire sur la constitutionnalité d’un ordre exécutif n’est pas une solution viable. Il plaide pour un cadre national « complet, ciblé et basé sur le risque ».

Mais le Congrès est connu pour sa lenteur, surtout sur des sujets aussi clivants. Les tentatives précédentes de bloquer ou de coordonner les régulations étatiques ont échoué. Les intérêts divergent : protection des consommateurs d’un côté, innovation et compétitivité de l’autre.

Comparaison internationale : où en sont les autres puissances ?

Pour mettre en perspective, regardons ailleurs. L’Union européenne a adopté l’AI Act, un cadre unique et risqué-based, certes strict mais prévisible. La Chine impose un contrôle centralisé fort. Les États-Unis, avec leur fédéralisme, peinent à trouver l’équilibre.

RégionApprocheAvantagesInconvénients
États-Unis (actuel)Patchwork + tentative fédéraleFlexibilité localeIncertitude pour les entreprises
Union EuropéenneAI Act uniqueClarté, haut standard éthiqueRigidité potentielle
ChineContrôle centraliséRapidité de déploiementManque de libertés

Cette comparaison montre que l’absence de cadre clair peut devenir un handicap compétitif à long terme.

Conseils pratiques pour les startups IA en attendant

En attendant une résolution, que peuvent faire concrètement les entrepreneurs ? Voici quelques pistes issues des retours d’expérience.

  • Adopter des standards volontaires élevés (transparence, audits de biais) pour anticiper les futures régulations.
  • Se concentrer sur des marchés moins fragmentés ou sur des applications B2B où les contrats privés peuvent suppléer à la loi.
  • Participer aux débats publics et associations pour influencer la future loi fédérale.
  • Mettre en place une gouvernance IA légère mais efficace dès le début.
  • Suivre de près les évolutions jurisprudentielles et législatives.

Ces mesures ne remplacent pas un cadre clair, mais elles permettent de limiter les risques et même de transformer la conformité en avantage compétitif.

Conclusion : un pari risqué pour l’innovation américaine

L’ordre exécutif de Trump sur l’IA illustre parfaitement les tensions entre innovation rapide et régulation nécessaire. En cherchant à imposer un cadre fédéral unique, il pourrait accélérer le débat national tant attendu. Mais le chemin choisi – défi judiciaire des lois étatiques – risque de plonger les startups dans une période d’incertitude prolongée, au profit potentiel des acteurs les plus puissants.

L’avenir de l’IA américaine dépendra largement de la capacité du Congrès à dépasser les clivages et à adopter une loi équilibrée. En attendant, les entrepreneurs devront naviguer avec prudence dans ces eaux troubles, en gardant à l’esprit que la vraie innovation réside souvent dans la capacité à s’adapter aux contraintes du moment.

Une chose est sûre : le débat sur la régulation de l’IA est loin d’être terminé, et ses outcomes façonneront l’écosystème tech pour les décennies à venir.

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Steven Soarez
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