Imaginez une investisseuse qui, avant même de signer le term sheet, vous demande : « Quelle histoire voulez-vous que le monde retienne de votre entreprise dans dix ans ? » Cette question, posée avec le sourire, résume parfaitement la philosophie de Masha Bucher, fondatrice de Day One Ventures. Là où la plupart des VC se contentent d’analyser des métriques, elle mise d’abord sur la puissance du récit.
Le pari fou : marier capital-risque et storytelling
En 2018, Masha Bucher aurait pu devenir la reine incontestée des relations presse à San Francisco. Elle avait déjà gravi tous les échelons dans la communication, compris les rouages internes des startups les plus chaudes, et maîtrisait l’art de placer une couverture dans TechCrunch comme personne. Pourtant, elle a choisi une voie radicalement différente.
Elle a créé Day One Ventures, un fonds qui propose quelque chose d’unique dans la Silicon Valley : un accompagnement communicationnel intégré dès le premier investissement. Pas de factures mensuelles à 25 000 dollars, pas d’agence externe qui traîne des pieds. Juste une conviction : une grande entreprise commence toujours par une grande histoire.
« Early-stage companies shouldn’t be paying $10, $20, or $30 grand per month for six months to get one announcement in TechCrunch. I just don’t think that’s fair. »
Masha Bucher
D’où vient cette obsession pour les récits ?
Avant Day One, Masha Bucher a passé des années à pitcher des journalistes au nom de startups. Elle voyait les fondateurs galérer avec des agences classiques : contrats longs, résultats lents, factures exorbitantes. Pire, elle remarquait que les meilleurs récits étaient souvent ceux qu’on ne pouvait pas monétiser en raison de conflits d’intérêts entre clients.
En devenant investisseuse, elle s’est libérée de ces contraintes. Désormais, elle ne défend que les histoires dans lesquelles elle a littéralement investi. Cette peau dans le jeu change tout : quand vous avez mis plusieurs millions dans une entreprise, vous avez une légitimité unique pour aller voir un journaliste et lui dire « cette boîte va changer le monde ».
Un portefeuille qui parle de lui-même
Les chiffres sont éloquents. En sept ans, Day One Ventures est passé de 11 millions à plus de 450 millions d’actifs sous gestion. Le fonds compte aujourd’hui 12 licornes dans son portefeuille et une valeur totale estimée à plus de 115 milliards de dollars.
Quelques pépites qui illustrent la vision de Masha :
- World – le projet crypto de Sam Altman himself
- Superhuman – l’email qui a réinventé l’email
- Remote.com – leader du travail à distance avant même la pandémie
- TruePill – pharmacie digitale devenue incontournable
- Orchid – sélection génétique embryonnaire (oui, c’est aussi audacieux que ça en a l’air)
- Valar Atomics – réacteurs nucléaires de nouvelle génération
Ce qui frappe ? L’éclectisme. On passe sans transition de la biotech reproductive à l’énergie nucléaire en passant par la productivité. Le seul dénominateur commun : des fondateurs capables de raconter une vision qui dépasse leur produit.
Le filtre moral : l’arme secrète de Day One
Masha Bucher ne cache pas avoir un filtre éthique très fort. Elle cite souvent l’exemple de Cluely, cette startup IA qui a fait le buzz avec un marketing provocateur (« cheat on everything »). Beaucoup de VC ont couru après le hype. Pas elle.
« Je préfère investir dans des entreprises qui améliorent la vie des gens plutôt que dans celles qui misent sur la colère ou la tricherie. »
Masha Bucher (paraphrase)
À l’inverse, elle cite avec fierté Valar Atomics. Quand vous investissez dans des réacteurs nucléaires, vous confiez littéralement à quelqu’un le pouvoir sur la vie et la mort à grande échelle. Pour elle, le CEO Isaiah Taylor est exactement le genre de personne à qui on peut faire confiance pour ce type de responsabilité.
Comment Day One accompagne concrètement ses startups
Le modèle est simple sur le papier, révolutionnaire dans les faits :
- Investissement dès le pre-seed ou seed (souvent le tout premier chèque)
- Accès illimité à l’équipe communication intégrée (ex-PR pros, journalistes reconvertis)
- Stratégie narrative construite dès le jour 1 (positionnement, messaging fondateur)
- Introduction directe aux journalistes tech les plus influents
- Préparation aux crises (pivots, levées complexes, controverses)
Résultat ? Des startups qui font la une de TechCrunch, du New York Times ou de Forbes bien avant d’avoir atteint le stade Series B. Un avantage compétitif colossal dans un monde où l’attention est la ressource la plus rare.
Pourquoi ce modèle est en train de faire école
On voit de plus en plus de fonds intégrer des équipes communication. Andreessen Horowitz a lancé son média propre. Sequoia publie des livres entiers sur ses thèses d’investissement. Même les fonds européens, traditionnellement discrets, commencent à embaucher des anciens journalistes.
Mais Day One reste pionnier pour une raison simple : chez eux, la communication n’est pas un bonus. C’est le cœur de la thèse d’investissement. Quand Masha Bucher rencontre un fondateur, elle évalue autant la qualité du produit que la capacité à incarner une vision plus grande que soi.
Ce qu’on peut apprendre d’elle, même sans être VC
Que vous soyez fondateur, marketeur ou simplement curieux, la philosophie de Masha Bucher offre des leçons universelles :
- Votre produit peut être révolutionnaire. Si personne ne comprend pourquoi il existe, il mourra.
- Une bonne histoire n’est pas du bullshit. C’est la traduction honnête d’une vision en mots que les autres peuvent ressentir.
- La communication ne commence pas au Series A. Elle commence le jour où vous décidez de changer le monde.
- L’alignement d’intérêts change tout. Quand votre agence PR est payée à l’heure, elle a intérêt à ce que ça dure. Quand votre VC est payé au succès, tout le monde court dans la même direction.
En 2025, alors que l’attention devient la ressource la plus disputée de la planète, ceux qui sauront raconter les meilleures histoires auront un avantage décisif. Masha Bucher ne s’est pas contentée de le comprendre. Elle en a fait un fonds d’investissement à plusieurs centaines de millions de dollars.
Et quelque part, c’est la plus belle histoire de toutes.
(Article rédigé à partir de l’interview Equity de Masha Bucher sur TechCrunch, décembre 2025 – toutes les citations ont été vérifiées et replacées dans leur contexte)