Imaginez une startup qui n’a même pas un an, qui réalise quelques centaines de milliers de dollars de revenus… et qui lève 90 millions de dollars auprès des fonds les plus prestigieux de la Silicon Valley. Vous pensez que c’est une blague ? C’est pourtant exactement ce qui s’est passé en octobre 2025 avec DualEntry, une jeune pousse spécialisée dans l’ERP dopé à l’intelligence artificielle.

Ce n’est plus une exception. C’est devenu une stratégie délibérée : le kingmaking. Les venture capitalists ne se contentent plus d’attendre les signes évidents de traction. Ils choisissent leur champion dès le berceau et l’inondent de capitaux pour écraser la concurrence avant même qu’elle ne puisse respirer.

Le kingmaking, ou comment fabriquer un leader de toutes pièces

Le principe est simple, presque brutal. Dans une catégorie prometteuse (ERP IA, conformité SOC, ITSM, etc.), plusieurs startups se lancent en même temps avec des produits similaires. Au lieu d’attendre de voir laquelle prendra naturellement l’avantage, les grands fonds décident de couronner celle qu’ils estiment la plus prometteuse… et lui donnent les moyens de devenir incontournable.

Cette stratégie n’est pas totalement nouvelle. On l’appelait autrefois « capital as a weapon » : Uber, Lyft ou WeWork en sont des exemples célèbres. Mais il y a une différence majeure avec les années 2010.

« Ce qui change, c’est le timing. Avant, on attendait la série C ou D pour sortir l’artillerie lourde. Aujourd’hui, on le fait dès la série A. »

David Peterson, partner chez Angular Ventures

En 2025, les séries B arrivent parfois moins de 60 jours après les séries A. Les valorisations explosent sans que les revenus suivent la même courbe. Et tout le monde semble accepter cette nouvelle règle du jeu.

DualEntry, Rillet, Campfire : la guerre des ERP IA

Prenez le marché des ERP augmentés à l’IA. Trois acteurs se battent actuellement pour la couronne :

  • DualEntry : 90 M$ en série A (Lightspeed + Khosla Ventures) – valorisation 415 M$
  • Rillet : 70 M$ en série B seulement deux mois après une série A à 25 M$ (a16z + Iconiq)
  • Campfire AI : 65 M$ en série B quelques semaines après 35 M$ en série A (Accel)

Des sources proches des dossiers confient que la plupart de ces sociétés affichaient encore un ARR (revenu récurrent annuel) de l’ordre de quelques millions – parfois moins d’un million – au moment des levées. Pourtant, les chèques pleuvent.

Pourquoi ? Parce que dans l’IA appliquée aux entreprises, la perception est souvent plus importante que la réalité chiffrée du moment.

Pourquoi les grands acheteurs préfèrent le « roi » déjà couronné

Quand un directeur financier d’un grand cabinet d’avocats ou d’une entreprise du Fortune 500 doit choisir un nouvel outil stratégique à plusieurs millions de dollars par an, il pose une question simple : « Qui survivra dans cinq ans ? »

Une startup qui vient de lever 100 millions auprès de Sequoia, a16z ou Lightspeed apparaît immédiatement plus crédible que ses concurrents, même si le produit est équivalent à 95 %. C’est l’effet de halo du capital.

« Une trésorerie abondante rassure les clients enterprise. Ils se disent : cette boîte ne disparaîtra pas demain. »

Un investisseur ayant requis l’anonymat

On l’a vu avec Harvey dans le legal tech : les plus grands cabinets d’avocats ont signé des contrats à huit chiffres précisément parce que la startup avait derrière elle les plus gros chéquiers de la Valley.

Le retour en force de la power law

La vraie raison profonde de cette frénésie ? Tout le monde a intégré la leçon des années 2010 : en technologie, les retours suivent une power law. Le gagnant rafle presque tout.

Personne ne veut être celui qui a laissé passer le prochain Uber parce qu’il trouvait la valorisation « trop chère » en série A. Résultat : on préfère payer dix fois trop cher pour le futur leader plutôt que de risquer de le manquer.

Jeremy Kaufmann, partner chez Scale Venture Partners, le résume parfaitement :

« Tout le monde a compris la power law. On sait désormais qu’on ne peut pas surpayer un vrai gagnant. »

Jeremy Kaufmann, Scale Venture Partners

Les risques d’un jeu aussi agressif

Mais l’histoire est remplie d’exemples où le poulain le mieux financé a fini à la trappe. Convoy (logistique), Bird (trottinettes), Katerra (construction) : des centaines de millions partis en fumée.

Dans l’IA, la concurrence est mondiale et les barrières techniques s’effritent vite. Un modèle open source ou une avancée de Google peut rendre obsolète une catégorie entière en quelques mois.

Et pourtant… les fonds continuent. Parce que le coût de l’erreur d’omission leur semble bien plus élevé que le coût de l’erreur d’investissement.

Ce que ça change pour les fondateurs

Pour les entrepreneurs, le kingmaking crée une dynamique schizophrénique.

  • D’un côté, l’opportunité de lever des montants inimaginables il y a encore deux ans
  • De l’autre, une pression énorme : une fois couronné, il faut justifier la confiance (et la valorisation) à chaque respiration
  • La moindre erreur de recrutement, de produit ou de communication peut faire basculer le récit

Et pour ceux qui ne sont pas choisis ? La vie devient très compliquée. Recruter les meilleurs ingénieurs IA quand le concurrent propose des packages à sept chiffres devient mission impossible.

Vers une concentration encore plus extrême ?

Le kingmaking accélère un phénomène déjà à l’œuvre : la concentration du pouvoir entre un nombre toujours plus restreint de vainqueurs.

Dans chaque catégorie verticale de l’IA appliquée, on risque de se retrouver rapidement avec :

  • Un leader ultra-dominant (le « roi »)
  • Un challenger mourant qui tente de survivre avec des miettes
  • Une multitude de cadavres bien financés

C’est exactement ce qui s’est passé dans le ride-hailing, la livraison de repas, ou le cloud public. L’IA enterprise semble suivre le même chemin, mais à vitesse x10.

Le kingmaking n’est pas une mode passagère. C’est la nouvelle norme du financement des startups d’intelligence artificielle. Les fonds ont décidé qu’il valait mieux payer cher pour avoir une chance d’être du bon côté de la power law plutôt que d’attendre sagement… et risquer de tout manquer.

Alors la prochaine fois que vous verrez une série A à 100 millions pour une startup de six mois, ne vous demandez plus si c’est raisonnable.

Demandez-vous simplement : qui sera le prochain roi ?

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Steven Soarez
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