Imaginez : vous achetez un smartphone d’occasion sur un site connu, vous le recevez, vous l’allumez… et avant même de pouvoir envoyer votre premier message, une application gouvernementale vous accueille et enregistre automatiquement votre identité et l’IMEI de l’appareil dans une base centrale. Science-fiction ? Non. C’est exactement ce que l’Inde met en place dès 2025.
L’Inde déclare la guerre aux téléphones volés… et à la paix à la vie privée ?
En décembre 2025, le ministère indien des Télécommunications a franchi un cap historique. Désormais, chaque smartphone neuf devra sortir d’usine avec l’application Sanchar Saathi préinstallée. Et ce n’est pas tout : les fabricants doivent aussi pousser cette même application, via mise à jour forcée, sur des centaines de millions d’appareils déjà en circulation.
Mais le plus explosif reste à venir : tout commerçant ou plateforme qui rachète ou revend un téléphone d’occasion devra vérifier son IMEI dans la base nationale et transmettre l’identité de l’acheteur. Autrement dit, l’Inde est en train de créer le plus grand registre au monde de smartphones identifiés et géolocalisables.
Sanchar Saathi : l’application qui divise
Lancée en 2023, la plateforme Sanchar Saathi permet déjà de bloquer un téléphone volé en quelques clics. Résultat chiffré par le gouvernement : plus de 4,2 millions d’appareils bloqués et 700 000 récupérés grâce à l’application mobile sortie en janvier 2025.
« Sanchar Saathi est un système totalement volontaire et démocratique. L’utilisateur peut désinstaller l’application s’il le souhaite. »
Jyotiraditya Scindia, ministre des Télécommunications
Problème : la directive officielle, consultée par plusieurs médias, exige que l’application soit « clairement visible et accessible dès la première utilisation » et que « ses fonctionnalités ne puissent être désactivées ». Difficile de parler de réel choix dans ces conditions.
Un marché de l’occasion en pleine explosion
L’Inde est devenue en 2024 le troisième plus grand marché mondial de smartphones reconditionnés. Les prix des appareils neufs flambent, les cycles de remplacement s’allongent, et les consommateurs se tournent massivement vers l’occasion.
Malheureusement, 85 % de ce marché reste informel : petites boutiques de quartier, ventes entre particuliers, Facebook Marketplace… Des circuits où les téléphones volés ou clonés circulent librement. Le gouvernement veut donc frapper fort en imposant la traçabilité aux acteurs organisés (Cashify, Flipkart Recommerce, Amazon Renewed, etc.
- En 2025, plus de 120 millions de smartphones d’occasion devraient changer de mains en Inde.
- Le marché organisé représente seulement 15 % du volume mais 40 % en valeur.
- Les fraudes à l’IMEI (duplication, regravure) explosent de 300 % en trois ans.
Une API qui fait trembler les recommerce
Le ministère teste actuellement une API qui permettra aux plateformes de transmettre automatiquement identité de l’acheteur, numéro IMEI, date de transaction et même parfois adresse de livraison directement à la base Sanchar Saathi.
Pour les entreprises, c’est un cauchemar juridique : en cas de fuite de données, elles deviendront responsables solidairement avec l’État. Pour les utilisateurs, c’est la fin de l’anonymat lors de l’achat d’un téléphone d’occasion.
Apple absent des discussions… pour l’instant
Le vice-ministre Pemmasani Chandra Sekhar l’a confirmé : tous les grands fabricants indiens et chinois (Samsung, Xiaomi, Vivo, Oppo, Realme…) participent au groupe de travail. Apple, en revanche, brille par son absence.
La firme de Cupertino a déjà refusé à plusieurs reprises d’installer des applications gouvernementales en préchargement (remember le cas chinois avec les apps de censure). Un bras de fer s’annonce.
Les défenseurs de la vie privée sonnent l’alarme
« On est en train de créer une base de données de 700 millions d’appareils liés à l’identité réelle de leurs propriétaires. On ne sait ni qui y aura accès, ni pour combien de temps les données seront conservées. »
Prateek Waghre, Tech Global Institute
Internet Freedom Foundation, Software Freedom Law Center et de nombreuses ONG indiennes dénoncent une dérive autoritaire. Elles rappellent que l’Inde n’a toujours pas de loi complète sur la protection des données personnelles (le Digital Personal Data Protection Act de 2023 reste très critiqué pour ses exceptions gigantesques accordées à l’État).
Et demain ? Un modèle exportable ?
Ce qui se passe en Inde aujourd’hui pourrait inspirer d’autres pays émergents confrontés à la même explosion du vol de smartphones (Brésil, Nigeria, Indonésie…). Un registre centralisé d’IMEI couplé à l’identité réelle est techniquement simple à mettre en place quand on contrôle à la fois les opérateurs et les fabricants.
Mais à quel prix pour les libertés individuelles ?
Que faire si vous êtes concerné ?
- Désactiver les mises à jour automatiques (quand c’est encore possible)
- Utiliser un launcher alternatif pour masquer l’application
- Préférer l’achat en magasin physique sans facture (paradoxal, mais encore anonyme)
- Passer à un téléphone « dégooglerisé » type GrapheneOS ou /e/OS (solution radicale)
En conclusion, l’Inde marche sur une corde raide : d’un côté, elle veut protéger ses citoyens contre la cybercriminalité galopante. De l’autre, elle met en place l’un des systèmes de surveillance de masse les plus ambitieux jamais vus sur des objets du quotidien.
La question n’est plus de savoir si votre smartphone est tracé… mais jusqu’à quel point vous êtes prêt à l’accepter.