Imaginez : vous déballez votre tout nouveau smartphone, vous l’allumez… et découvrez qu’une application gouvernementale y est déjà installée, impossible à supprimer et dont certaines fonctions tournent en permanence. Pire, le constructeur a reçu l’ordre de rendre ses fonctionnalités indésactivables. Science-fiction ? Non. C’est exactement ce que l’Inde a failli imposer à 1,4 milliard d’habitants début décembre 2025.

Et puis, en quelques jours seulement, tout a basculé. Le gouvernement a fait machine arrière sous une pression colossale vague de colère citoyenne, médiatique et industrielle. Retour sur l’un des plus gros reculs en matière de politique numérique de ces dernières années.

Sanchar Saathi : l’application qui a mis le feu aux poudres

Lancée en janvier 2025, Sanchar Saathi est présentée par New Delhi comme un bouclier tout-en-un contre la cybercriminalité. L’app permet de signaler un vol de téléphone, de bloquer un IMEI à distance, de vérifier si un mobile d’occasion est déclaré volé ou encore de repérer les numéros frauduleux. Sur le papier, l’intention est louable : l’Inde enregistre chaque jour des milliers d’escroqueries téléphoniques.

En novembre 2025, l’application comptait déjà plus de 3 millions d’utilisateurs actifs mensuels et 14 millions de téléchargements cumulés. Le ministère des Télécommunications se félicitait même d’une contribution quotidienne d’environ 2 000 signalements de fraudes.

« Sanchar Saathi est un outil essentiel pour protéger nos citoyens contre les arnaques en ligne. »

Jyotiraditya Scindia, ministre indien des Télécommunications

Mais le diable se cachait dans les détails… et surtout dans une directive envoyée fin novembre aux fabricants.

Une directive ultra-intrusive révélée au grand jour

Le document, qui a fuité le 1er décembre 2025, était sans ambiguïté : tous les smartphones vendus en Inde devaient embarquer Sanchar Saathi en préinstallation système et, cerise sur le gâteau, ses « fonctionnalités ne doivent en aucun cas être désactivables ou restreintes ».

En clair : même en mode root, même après réinitialisation usine, même en passant par ADB, l’utilisateur n’aurait jamais pu se débarrasser complètement de l’app. Une partie de ses modules aurait continué à tourner en arrière-plan.

  • Accès permanent à l’IMEI et aux données de localisation en cas de vol déclaré
  • Possibilité pour l’État de pousser des alertes « d’intérêt public » sans consentement
  • Collecte anonymisée (mais massive) de données de signalement
  • Intégration profonde dans le système d’exploitation

Pour les défenseurs de la vie privée, c’était une ligne rouge absolue. Pour les constructeurs étrangers (Samsung, Xiaomi, Apple…), un cauchemar technique et juridique.

Un tollé immédiat et massif

Dès la fuite de la directive, les réseaux sociaux indiens se sont embrasés. Le hashtag #DeleteSancharSaathi est devenu viral en quelques heures. Des influenceurs tech, des avocats spécialisés en droits numériques et même des stars de Bollywood ont relayé l’information.

L’Internet Freedom Foundation (IFF), principale ONG indienne de défense des droits numériques, a publié une analyse accablante qualifiant le projet de « cheval de Troie gouvernemental ».

« Obliger la préinstallation d’une application étatique indésactivable revient à transformer chaque smartphone en dispositif de surveillance potentielle. »

Internet Freedom Foundation, 2 décembre 2025

Dans le même temps, les fabricants ont fait savoir en privé qu’ils étudiaient très sérieusement la possibilité de quitter le marché indien si la mesure passait. Apple, notamment, n’avait même pas été invitée aux groupes de travail, selon le vice-ministre Pemmasani Chandra Sekhar.

Le revirement express du gouvernement

Le 3 décembre au matin, le ministère des Télécommunications publie un communiqué laconique : « Compte tenu de l’acceptation croissante de Sanchar Saathi, le gouvernement a décidé de ne pas rendre la préinstallation obligatoire. »

Traduction : nous avons senti le vent du boulet, on recule.

Le jour même, près de 600 000 Indiens se sont rués pour télécharger volontairement l’application – preuve que la controverse a paradoxalement boosté sa visibilité.

Pourquoi ce recul est historique

Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement tente d’imposer une application officielle sur les smartphones. La Chine le fait depuis longtemps avec ses propres applications, la Russie a tenté la même chose en 2020 (avec un succès mitigé).

Mais c’est la première fois qu’une démocratie de cette taille (la plus grande du monde !) fait marche arrière aussi rapidement sous la pression populaire et médiatique.

  • Preuve que la société civile indienne est de plus en plus vigilante sur les questions de privacy
  • Signe que les géants tech ont encore un pouvoir de négociation énorme
  • Message envoyé aux autres pays émergents tentés par la même idée

Et maintenant ? Une victoire… à moitié

L’Internet Freedom Foundation parle de « développement bienvenu » mais reste prudente : tant que l’arrêté officiel n’est pas publié, rien n’est définitif. Par ailleurs, d’autres pans de l’écosystème Sanchar Saathi restent obligatoires :

ÉlémentObligatoire ?
Base centrale IMEI pour les sites de reventeOui
API de transmission automatique des données clientPilote en cours
Préinstallation sur nouveaux appareilsAnnulée

En résumé, le gouvernement a perdu la bataille de l’application préinstallée… mais continue discrètement d’étendre sa toile sur l’écosystème mobile.

Ce que ça nous dit de l’avenir de la privacy en Inde

L’Inde est à un carrefour. D’un côté, un gouvernement qui veut montrer qu’il agit contre la cybercriminalité à grand renfort de solutions centralisées. De l’autre, une population jeune, ultra-connectée et de plus en plus éduquée aux enjeux de vie privée.

Ce bras de fer autour de Sanchar Saathi n’est qu’un épisode d’une guerre plus large : celle du contrôle des données dans les pays émergents. Et pour l’instant, la société civile marque un point décisif.

À suivre, donc. Très attentivement.

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Steven Soarez
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