Imaginez-vous rouler 16 heures par jour sous 45 °C à New Delhi pour livrer des burgers, sans filet de sécurité si vous tombez malade ou si votre scooter rend l’âme. C’est la réalité de plus de 12 millions d’Indiens qui font tourner Swiggy, Zomato, Blinkit, Uber ou Ola. Le 21 novembre 2025, l’Inde a franché un cap historique : le Code sur la Sécurité Sociale entre enfin en vigueur et reconnaît officiellement ces « gig workers » comme une catégorie de travailleurs à part entière.

Mais derrière les applaudissements, une question brûlante demeure : cette reconnaissance va-t-elle vraiment changer leur quotidien ? Ou n’est-ce qu’un beau titre sur le papier pendant que les plateformes continuent de compter leurs milliards ?

Une victoire légale… cinq ans après le vote

Retour en 2020. Le Parlement indien vote quatre nouveaux codes du travail censés moderniser un système hérité de l’époque coloniale. Parmi eux, le Code sur la Sécurité Sociale est le seul à parler explicitement des gig et platform workers. Il aura fallu cinq longues années pour que ce texte soit enfin notifié et entre en application le 21 novembre 2025.

Ce que dit la loi est simple en apparence :

  • Les livreurs, chauffeurs VTC, trieurs de colis sont désormais définis comme « gig workers » et « platform workers ».
  • Les plateformes (appelées « agrégateurs ») devront verser 1 à 2 % de leur chiffre d’affaires annuel (plafonné à 5 % des paiements aux travailleurs) dans un fonds national de sécurité sociale.
  • Ce fonds financera des prestations : assurance santé (ESI), retraite (provident fund), assurance accident, maternité, etc.

Sur le papier, c’est une révolution. Dans les faits ? Tout reste à construire.

« Nous devons attendre de voir ce que le gouvernement a exactement en tête pour les gig workers… et surtout ce que les États vont réellement mettre en place sur le terrain. »

Balaji Parthasarathy, professeur à l’IIIT Bangalore et responsable du projet Fairwork India

Pourquoi tout dépend maintenant des États

En Inde, le travail figure sur la « concurrent list » : le pouvoir est partagé entre le Centre et les 28 États. Résultat ? Chaque État doit créer son propre Conseil de Sécurité Sociale pour les gig workers, définir les modalités d’inscription, les prestations exactes et les mécanismes de versement.

Et là, c’est le grand flou.

Le Rajasthan avait voté une loi ambitieuse en 2023… qui dort encore dans les tiroirs. Le Karnataka, lui, a appliqué la sienne en quelques mois. À Telangana ou au Tamil Nadu, les syndicats poussent, ailleurs c’est le silence radio. Un livreur de Mumbai pourrait avoir droit à une retraite dans deux ans, son collègue de Patna risque d’attendre dix ans. Bienvenue dans l’Inde fédérale.

Le parcours du combattant de l’inscription sur E-Shram

Pour bénéficier du futur fonds, chaque gig worker doit s’inscrire sur le portail E-Shram lancé en 2021. Problème : fin août 2025, à peine 300 000 travailleurs y étaient enregistrés… sur 10 à 12 millions estimés.

Pourquoi si peu ? Parce que l’inscription demande du temps, un smartphone correct, une connexion stable et souvent de se déplacer jusqu’à un centre d’aide. Or un livreur qui perd deux heures à remplir un formulaire perd 400 à 600 roupies de courses. Quand on gagne 20 000 roupies par mois en travaillant 350 heures, chaque heure compte.

« Ces travailleurs bossent 16 heures par jour. Ils n’ont pas le temps d’aller s’inscrire sur un portail gouvernemental. »

Ambika Tandon, chercheuse à Cambridge et affiliée au syndicat CITU

Ce que les plateformes disent… et ce qu’elles pensent vraiment

Officiellement, tout le monde applaudit.

Amazon India « soutient l’intention du gouvernement ». Zepto parle d’« un grand pas vers des règles plus claires ». Zomato (rebaptisé Eternal) assure dans un communiqué boursier que l’impact financier sera limité. Derrière les communiqués lisses, les directions financières font déjà leurs calculs.

1 à 2 % du chiffre d’affaires, ça représente quand même plusieurs dizaines de crores de roupies (1 crore = 10 millions) pour les leaders. Et surtout, cela crée de nouvelles obligations comptables : identifier chaque livreur, savoir s’il travaille pour plusieurs apps, éviter les doubles cotisations, créer des comités de griefs internes… La flexibilité tant vantée du modèle gig commence à coûter cher.

Le grand absent : le statut de salarié

Le Code sur la Sécurité Sociale crée une troisième catégorie : ni salarié classique, ni véritable indépendant. Résultat ? Pas de salaire minimum garanti, pas d’heures supplémentaires payées, pas de préavis de licenciement, pas de droit de grève protégé.

En Europe, le Royaume-Uni, l’Espagne ou la Nouvelle-Zélande ont requalifié les chauffeurs Uber en « workers » avec droit au salaire minimum. En Californie, la Proposition 22 a été un bras de fer titanesque. En Inde, le gouvernement a tranché : on reste dans le « gig » pur et dur.

« Avec cette loi, le gouvernement indien a clos le débat : les gig workers ne sont PAS des salariés. »

Ambika Tandon

Ce que veulent vraiment les travailleurs

Parlez cinq minutes avec un livreur Swiggy à Hyderabad ou un pilote Rapido à Bangalore, il vous dira la même chose :

  • Un revenu minimum garanti par course (aujourd’hui les algorithmes peuvent diviser par deux la rémunération du jour au lendemain).
  • La fin des suspensions de compte arbitraires (« ID blocked » sans explication).
  • Une assurance qui couvre vraiment les accidents (la plupart des polices actuelles excluent les deux-roues de livraison).
  • Des toilettes et des points d’eau dans les restaurants et les dark stores.

La retraite à 60 ans ? « On y pensera quand on aura de quoi manger tous les jours », répondent la plupart.

Et maintenant ? Trois scénarios possibles

Scénario 1 – Le meilleur : Dans les deux ans, une dizaine d’États progressistes (Karnataka, Telangana, Kerala, Maharashtra…) mettent en place des conseils efficaces, les plateformes automatisent les cotisations, les travailleurs s’inscrivent massivement via les syndicats. En 2028, un livreur accidenté touche enfin une vraie indemnisation.

Scénario 2 – Le plus probable : Une application chaotique, des États qui traînent, des batailles juridiques sur le montant des cotisations. En 2030, moins de 30 % des gig workers sont couverts, mais c’est déjà mieux que zéro.

Scénario 3 – Le pire : Les plateformes font du lobbying intensif, certains États refusent de créer les conseils, le fonds reste lettre morte. On recommence à manifester tous les six mois.

Ce que ça dit de l’avenir du travail en émergence

L’Inde n’est pas un cas isolé. Indonésie, Philippines, Nigeria, Mexique… partout où le quick commerce et les super-apps explosent, la même question se pose : peut-on construire des licornes valant des milliards sur le dos de travailleurs précaires sans leur offrir un minimum de dignité ?

Le Code sur la Sécurité Sociale indien est une réponse timide mais réelle. Il montre qu’un pays émergent peut imposer des règles à des géants américains et indiens. Reste à transformer l’essai. Et pour cela, il faudra plus que des lois : il faudra du courage politique, des syndicats puissants et, peut-être, une nouvelle génération de fondateurs qui comprendront que la vraie innovation, c’est aussi traiter décemment ceux qui font tourner la machine.

En attendant, demain matin à 6 h, des millions de jeunes Indiens enfileront leur sac orange ou vert et prendront la route. Avec, pour la première fois, l’espoir ténu qu’un jour l’État se souviendra d’eux.

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Steven Soarez
Passionné et dévoué, j'explore sans cesse les nouvelles frontières de l'information et de la technologie. Pour explorer les options de sponsoring, contactez-nous.