Imaginez la scène : tout le monde crie au génie artificiel, les fonds se jettent comme des affamés sur la moindre startup qui prononce les mots « LLM » ou « agent autonome », et pourtant… un acteur majeur décide calmement de garder la tête froide. Nexus Venture Partners vient de lever 700 millions de dollars et annonce sans trembler qu’il n’entend pas tout miser sur l’intelligence artificielle. La moitié de ce fonds ira à des secteurs plus « traditionnels » du numérique indien. Fou ou visionnaire ?
Quand tout le monde voit IA, Nexus voit équilibre
Cette décision fait l’effet d’une petite bombe discrète dans l’écosystème indien du capital-risque. Là où certains fonds ferment littéralement leurs portes aux projets non-AI, Nexus choisit la diversification assumée. Et quand on connaît le parcours de ce fonds créé en 2006, on comprend vite que ce n’est pas un caprice passager.
Depuis près de vingt ans, Nexus fonctionne avec une particularité rare : un seul et unique fonds, une seule équipe, qui investit indifféremment aux États-Unis et en Inde. Cette philosophie « one fund, one team » leur permet justement d’avoir une vision panoramique du marché mondial tout en gardant les pieds ancrés dans la réalité indienne.
« L’IA est un point d’inflexion énorme, et nous y sommes pleinement investis. Mais nous voyons aussi que beaucoup de ces innovations servent finalement à mieux adresser les masses. »
Jishnu Bhattacharjee, Managing Director chez Nexus (côté US)
Un fonds VIII qui reste à 700 millions… par choix
Ce qui frappe aussi, c’est la stabilité. Nexus aurait très bien pu lever 1,2 ou 1,5 milliard comme beaucoup de concurrents. Ils ont préféré rester à 700 millions, exactement le même montant que le fonds VII levé en 2023.
Pourquoi ? Parce que pour eux, la taille optimale d’un fonds early-stage, c’est ça. Pas plus. Ils écrivent des premiers chèques entre quelques centaines de milliers et un million de dollars, parfois un peu plus en Series A. Avec huit investisseurs seulement dans l’équipe, ils privilégient la proximité et la réactivité plutôt que la course au gigantisme.
- Fond I : 100 millions de dollars
- Fonds actuels VII et VIII : 700 millions chacun
- Rythme de levée : tous les 2,5 à 3 ans
- Plus de 130 compagnies en portefeuille
- Plus de 30 exits dont plusieurs IPO
L’Inde, ce marché où l’IA n’est pas (encore) toute l’histoire
En 2025, parler d’Inde sans mentionner l’IA semble presque provocateur. Et pourtant, le pays reste un terrain de jeu immense pour d’autres verticales : quick commerce, fintech de masse, logistique, assurance digitale, infrastructures numériques souveraines…
Nexus l’a bien compris depuis longtemps. Leur portefeuille indien compte déjà des licornes ou futures licornes qui n’ont pas attendu ChatGPT pour exploser :
- Zepto – le roi du quick commerce en 10 minutes
- Delhivery – géant de la logistique coté en bourse
- Rapido – leader des deux-roues motorisés
- Turtlemint – insurtech qui démocratise l’assurance
- Infra.Market – marketplace B2B des matériaux de construction
Ces entreprises prouvent qu’on peut encore créer des géants à neuf chiffres (voire dix) sans être purement une startup d’intelligence artificielle.
L’IA oui, mais made in India et pour les Indiens
Attention, Nexus ne boude pas l’IA, loin de là. Ils investissent massivement dans des startups d’agent IA, d’infrastructure open-source et de modèles localisés. Mais ils observent un phénomène passionnant : l’Inde pourrait bien sauter certaines étapes et créer directement des applications ultra-localisées.
Pensez à des modèles entraînés sur les 22 langues officielles, capables de comprendre l’accent tamoul ou le hindi de Lucknow, intégrés dans des apps qui servent des centaines de millions d’utilisateurs à faible ARPU. C’est là que se joue la prochaine vague.
Exemple concret : Zepto, que tout le monde voit comme une simple app de livraison ultra-rapide, est en réalité devenue profondément AI-native. Routage intelligent, prévision de la demande, service client automatisé, gestion des stocks… l’IA est partout, mais au service d’un modèle économique très indien.
« Les startups indiennes construisent souvent plus vite et avec moins de moyens, parce qu’elles n’ont pas le choix. C’est un avantage compétitif énorme pour l’ère de l’IA. »
Abhishek Sharma, Managing Director chez Nexus
Les deux visages du portefeuille Nexus
Pour bien comprendre la stratégie, il faut regarder les deux pans du portefeuille :
| Côté États-Unis / Global | Côté Inde |
| Postman (API) | Zepto (quick commerce) |
| Apollo (sales intelligence) | Delhivery (logistique) |
| MinIO (stockage objet) | Rapido (mobilité) |
| Giga (ML ops) | Turtlemint (insurtech) |
| Firecrawl (web crawling pour LLM) | Neysa (infrastructure AI souveraine) |
On voit clairement la complémentarité : d’un côté des outils qui équipent les builders du monde entier (dont les startups indiennes), de l’autre des applications de masse qui touchent des centaines de millions d’Indiens.
Pourquoi cette stratégie est (très) malin en 2025
Premier argument : la valorisation. En 2025, les tours de table purement AI atteignent des niveaux stratosphériques dès le seed. Réserver une partie du fonds à des secteurs moins « hot » permet à Nexus de rentrer à des prix plus raisonnables tout en gardant un potentiel de multiple énorme.
Deuxième argument : la résilience. Si demain le soufflé AI retombe (même légèrement), ceux qui auront tout misé dessus risquent de souffrir. Nexus, lui, aura toujours ses champions du quick commerce ou de la fintech qui continuent de croître à l’indienne : vite, fort, et avec une profitabilité en ligne de mire.
Troisième argument : la complémentarité technologique. Les outils AI que Nexus finance aux États-Unis sont précisément ceux qui permettent aux startups indiennes de scaler encore plus vite. C’est un cercle vertueux.
Ce que ça nous dit sur l’avenir du venture en Inde
Le message de Nexus est clair : oui, l’IA change tout. Mais non, elle ne remplace pas tout. L’Inde reste un marché où des business models « à l’ancienne » (entendez : qui adressent des besoins réels avec exécution de fer) peuvent encore créer des géants.
Dans un monde où certains fonds annoncent des véhicules « AI-only » de plusieurs milliards, garder 350 millions pour le « reste » du numérique indien est une forme de contre-programmation élégante. Et probablement très rentable à moyen terme.
Car pendant que tout le monde regarde l’arbre IA, Nexus continue tranquillement d’arroser la forêt indienne. Et c’est peut-être là que se trouvent les plus beaux arbres des dix prochaines années.
À méditer pour tous les fondateurs qui se demandent s’il faut absolument coller une étiquette « AI » sur leur pitch deck pour lever. La réponse de Nexus : pas forcément.