Imaginez une entreprise qui valait 1,76 milliard de dollars à son introduction en bourse en 2018… et que l’on rachète sept ans plus tard pour seulement 500 millions. C’est l’histoire folle d’Eventbrite, la plateforme de billetterie événementielle qui a fait rêver toute une génération d’organisateurs, et qui vient de tomber dans l’escarcelle de Bending Spoons, ce mystérieux italien qui collectionne les anciennes stars tech comme d’autres collectionnent les timbres.
Non, vous ne rêvez pas. Le 2 décembre 2025, l’accord a été annoncé : Bending Spoons met la main sur Eventbrite pour environ 500 millions de dollars. Un montant qui peut sembler dérisoire quand on sait que Julia et Kevin Hartz avaient levé plus de 330 millions auprès de Sequoia et Tiger Global à l’époque où tout le monde voulait sa part du gâteau « événementiel digital ».
Bending Spoons, le médecin des startups zombies
Avant d’aller plus loin, il faut comprendre qui est vraiment Bending Spoons. Derrière ce nom qui semble sorti d’un roman de Roald Dahl se cache une machine de guerre discrète, basée à Milan, qui a levé 270 millions de dollars en octobre 2025 à une valorisation de 11 milliards. Oui, vous avez bien lu : une entreprise européenne valorisée plus haut que la majorité des licornes françaises réunies.
Mais Bending Spoons ne crée presque plus rien. Son modèle ? Acheter des sociétés en perte de vitesse, couper dans les coûts comme un boucher dans un steak, augmenter les prix, sortir deux-trois fonctionnalités qui font plaisir, et transformer des pertes en marges confortables. On appelle ça le roll-up software, ou plus poétiquement : le cimetière où l’on ressuscite les morts-vivants du numérique.
« On achète de grandes entreprises à bas prix et on les remet rapidement à 20-30 % de marge bénéficiaire. »
Andrew Dumont, fondateur de Curious (concurrent de Bending Spoons)
Eventbrite n’est pas un cas isolé. Regardez le palmarès récent de Bending Spoons :
- Evernote (2023) – l’ex-roi de la prise de notes devenu pay-to-win
- Meetup (2020) – la communauté d’événements locaux sauvée de la faillite
- Vimeo (2024) – séparé de IAC pour être remis sur les rails
- WeTransfer, Filmic, et même des bribes d’AOL…
Eventbrite : l’étoile filante de la billetterie
Fondée en 2006 à San Francisco, Eventbrite a été l’une des premières plateformes à démocratiser la création et la vente de billets en ligne. Concerts indie, salons de tatouage, brunchs yoga, conventions manga… pendant des années, si vous organisiez un événement un peu cool, vous passiez par Eventbrite.
Mais la pandémie a changé la donne. Boom en 2020-2021 avec les événements virtuels, puis retour brutal à la réalité quand tout le monde a voulu rattraper le temps perdu dans la vraie vie… mais souvent en passant par d’autres canaux (Instagram, réseaux locaux, solutions internes). Résultat : un chiffre d’affaires qui stagne à 325 millions de dollars en 2023 et 2024. Autant dire une croissance nulle dans un monde où tout doit faire x2 chaque année pour plaire aux investisseurs.
Le cours de l’action ? Passé de plus de 35 $ en 2019 à 2,48 $ la veille de l’annonce. Un décuple en moins. C’est ce qu’on appelle une zombie company : une marque toujours connue du grand public, mais qui ne fait plus rêver personne à Wall Street.
500 millions, c’est cher ou pas cher ?
À première vue, non. 1,7 fois le chiffre d’affaires annuel, c’est peu pour une entreprise tech grand public. Mais regardez le détail :
- Prix par action : 4,50 $
- Prime : +81 % par rapport à la clôture précédente
- Valorisation : environ 1,7x le CA trailing
- Marché total adressable : toujours énorme (événementiel mondial)
Pour les actionnaires qui ont vu leur titre divisé par dix, c’est une sortie de prison en or. Pour Bending Spoons, c’est l’occasion de mettre la main sur une base de millions d’organisateurs et des dizaines de millions d’utilisateurs finaux à un prix défiant toute concurrence.
La recette magique de Bending Spoons
Comment font-ils ? Le schéma est désormais bien rodé :
- Phase 1 – La cure d’austérité : réduction drastique des effectifs (souvent 30 à 50 % dans les six premiers mois)
- Phase 2 – Monétisation agressive : augmentation des frais, introduction d’abonnements premium, suppression des fonctionnalités gratuites trop généreuses
- Phase 3 – Innovation low-cost : quelques fonctionnalités IA (recherche sémantique, recommandations, pricing dynamique) pour faire croire à un renouveau
- Phase 4 – Cross-selling : proposer les autres produits du portefeuille (Evernote pour les notes d’événement, WeTransfer pour les visuels, etc.)
Chez Evernote, le résultat a été brutal mais efficace : passage de 20 millions d’utilisateurs gratuits à une base payante beaucoup plus réduite… mais rentable. Idem pour Meetup qui a vu ses tarifs exploser mais qui est redevenu bénéficiaire.
Et demain pour Eventbrite ?
Plusieurs pistes sérieuses circulent déjà :
- Intégration d’IA pour suggérer automatiquement les meilleurs horaires, prix, lieux
- Partenariats avec Instagram et TikTok pour une création d’événement en deux clics
- Offre premium « Eventbrite Pro » à 99 $/mois avec analytics avancés et zéro commission
- Utilisation des données Evernote pour cibler les organisateurs récurrents
Et surtout, une chose que peu de gens réalisent : Bending Spoons ne revend jamais. Contrairement aux private equity classiques, ils gardent leurs acquisitions forever. C’est un pari sur le très long terme : dans dix ans, Eventbrite sera peut-être redevenue la référence incontestée… mais avec 40 % de marge.
« Nous ne sommes pas des financiers. Nous sommes des builders qui veulent posséder pour toujours les grandes marques digitales. »
Luca Ferrari, CEO et cofondateur de Bending Spoons
Le phénomène des « zombies tech » en chiffres
| Entreprise | Valorisation IPO / pic | Prix de rachat | Acheteur |
| Eventbrite | 1,76 Md$ (2018) | 500 M$ | Bending Spoons |
| Evernote | 1,2 Md$ (2012) | Non divulgué (~200 M$) | Bending Spoons |
| Meetup | ~450 M$ (estim.) | Non divulgué | Bending Spoons |
| Vimeo (spin-off) | 9 Md$ (pic 2021) | ~1 Md$ (estim.) | Bending Spoons |
On assiste à une vague silencieuse : les étoiles des années 2010, dopées aux levées de fonds, retombent doucement et se font racheter à prix cassés par une nouvelle génération d’acquéreurs patients et méthodiques.
Ce n’est pas la fin du capital-risque. C’est juste la fin d’une ère où la croissance à tout prix était la seule religion. Aujourd’hui, la rentabilité redevient sexy. Et des acteurs comme Bending Spoons, Constellation Software ou Tiny en profitent pour construire des empires discrets mais durables.
Eventbrite vivra-t-elle une seconde jeunesse ? Probablement. Sous une forme plus austère, plus payante, mais aussi plus solide. Et quelque part, c’est peut-être exactement ce dont l’écosystème tech avait besoin : un rappel que même les plus belles histoires peuvent avoir un chapitre deux… à condition d’accepter de grandir autrement.