Imaginez-vous un soir dans le désert de l’Utah, levant les yeux vers le ciel. Soudain, une traînée incandescente fend la nuit à plus de 30 000 km/h. Ce n’est pas une météorite. C’est une capsule grande comme une poubelle de cuisine qui ramène sur Terre des cristaux de médicaments fabriqués en orbite. Science-fiction ? Non. C’est déjà la réalité de Varda Space Industries.
Varda veut rendre la fabrication spatiale aussi banale qu’un four de laboratoire
Will Bruey, le CEO et cofondateur de Varda, ne parle pas de « conquête spatiale ». Il parle d’industrie dans l’espace. Pour lui, l’orbite terrestre basse n’est qu’un atelier un peu particulier où la gravité est réglable à zéro. Un simple bouton supplémentaire sur une machine déjà existante.
Cette vision, il la tient de ses années chez SpaceX où il a vu les fusées réutilisables passer de l’improbable au quotidien. Aujourd’hui, il applique la même logique à la pharmaceutique.
« Oubliez l’espace une seconde. Imaginez juste qu’on ait un four magique dans l’entrepôt du fond où l’on peut créer des formulations impossibles sur Terre. »
Will Bruey, CEO de Varda Space Industries
Pourquoi fabriquer des médicaments en microgravité ?
Sur Terre, quand on fait pousser un cristal pharmaceutique, la gravité joue les trouble-fête. Les molécules lourdes tombent, les courants de convection perturbent tout. Résultat : des cristaux imparfaits, parfois instables, souvent moins biodisponibles.
En orbite, plus rien ne tombe. Les cristaux se forment lentement, uniformément, parfois sous des formes polymorphes inédites. Traduction concrète : meilleure stabilité, pureté accrue, durée de conservation allongée et parfois une efficacité supérieure.
- Cristaux plus homogènes = dosage plus précis
- Polymorphes rares = brevets prolongés pour les laboratoires pharma
- Stabilité thermique accrue = moins de chaîne du froid
- Solubilité améliorée = absorption plus rapide par l’organisme
Des géants comme Merck ou Bristol Myers Squibb testent déjà cela sur l’ISS depuis des années. Varda ne découvre rien. Elle industrialise.
Le système technique : simple et malin
La capsule W-1 fait moins d’un mètre de diamètre et pèse moins de 90 kg. Elle contient le réacteur de cristallisation, quelques capteurs, et c’est tout.
Elle voyage en « covoiturage » sur les missions rideshare de SpaceX, arrimée à un bus Photon de Rocket Lab qui fournit énergie, communications et propulsion pendant les semaines ou mois nécessaires.
Une fois la fabrication terminée, la capsule se détache, plonge dans l’atmosphère à Mach 25, protégée par un bouclier thermique en carbone NASA, puis atterrit doucement sous parachute.
Coût ? Encore élevé, mais déjà réservé des années à l’avance. Et surtout prévisible – ce qui change tout pour un industriel.
La théorie des sept dominos qui peut tout faire basculer
Will Bruey a une présentation qu’il sert régulièrement au Congrès américain. Il appelle ça la théorie des sept dominos. Le premier est déjà tombé : les fusées réutilisables. Le deuxième vient de tomber avec les premières capsules pharmaceutiques de Varda.
Le troisième domino – le plus important – sera le jour où un médicament fabriqué par Varda entrera en essai clinique. Pourquoi ? Parce que cela déclenchera des lancements perpétuels.
- Réutilisation fusées → OK
- Retour commercial de charges utiles → OK (Varda est la 3e entreprise privée à le faire)
- Médicament spatial en essai clinique → déclenche des campagnes de production
- Production = nouveaux lancements réguliers
- Lancements réguliers = baisse des coûts unitaires
- Coûts plus bas = nouveaux produits rentables
- Boucle vertueuse → coûts lancés divisées par 100
Contrairement à Starlink ou aux constellations telecom, Varda n’a pas besoin de déployer un réseau fini. Chaque lot de médicaments exige un nouveau vol. Plus la startup réussit, plus elle lance. C’est l’anti-modèle des satellites : ici, le succès crée une demande infinie de lancements.
L’histoire presque tragique de la première mission
Juin 2023. La capsule W-1 décolle sans problème. Les cristaux de ritonavir (médicament anti-VIH) se forment parfaitement en quelques semaines.
Puis… rien. La capsule reste en orbite huit mois. Problème : personne n’avait jamais fait atterrir une charge commerciale sur une base militaire américaine. La FAA avait autorisé le lancement sans licence de rentrée définitive pour encourager l’industrie, mais le champ de tir de l’Utah donnait la priorité aux essais de missiles.
À chaque report, la licence expirait. Il fallait tout recommencer. L’équipe de 80 personnes voyait son bébé tourner en rond au-dessus de leurs têtes sans pouvoir rentrer.
« On a failli tout perdre. Mais abandonner l’atterrissage terrestre aurait signifié renoncer à notre modèle économique futur. »
Will Bruey
Ils ont tenu bon. En février 2024, W-1 atterrit enfin dans l’Utah – première rentrée commerciale sur sol américain sous la nouvelle réglementation FAA Part 450. Aujourd’hui Varda possède des sites aux États-Unis et en Australie, et une licence opérateur qui évite de tout redossier à chaque vol.
Le business inattendu qui paie les factures
Pendant que la pharma reste le cœur de cible, Varda a développé une activité parallèle lucrative : les essais hypersoniques.
Très peu d’objets reviennent à Mach 25. L’environnement (plasma à plusieurs milliers de degrés, réactions chimiques extrêmes) est impossible à reproduire fidèlement sur Terre. L’US Air Force paie des centaines de millions pour des vols d’essai dédiés.
Varda propose l’équivalent d’une soufflerie hypersonique volante à une fraction du prix : on intègre capteurs, nouveaux matériaux ou systèmes de navigation dans la capsule, et on récupère les données après atterrissage.
Premier client : l’Air Force Research Laboratory. D’autres contrats défense suivent. C’est rentable immédiatement et finance le développement pharma.
Les chiffres qui font rêver les investisseurs
| Levée de fonds | 329 millions $ (Series C juillet 2025) |
| Investisseurs | Founders Fund, Khosla Ventures, General Catalyst, Lux Capital… |
| Valorisation | Non communiquée mais > 1 milliard $ estimé |
| Marché visé (biologics) | 210 milliards $ |
L’entreprise recrute massivement des biologistes structuraux et des spécialistes de la cristallisation pour passer aux protéines et anticorps monoclonaux – le Graal économique.
Et demain ?
Will Bruey voit déjà la suite :
- D’ici 10 ans : plusieurs capsules pharma qui rentrent chaque nuit, visibles comme des étoiles filantes
- D’ici 15-20 ans : envoyer un technicien en orbite un mois coûtera moins cher que de tout automatiser sur Terre
- Ultime vision : la première personne qui générera plus de valeur en un mois dans l’espace que le coût de son billet
À ce moment-là, dit-il, la main invisible du marché aura littéralement décollé l’humanité de sa planète.
Varda Space Industries n’est peut-être encore qu’une startup d’une centaine de personnes basée à El Segundo. Mais elle porte en elle la possibilité de transformer l’orbite terrestre en zone industrielle. Et quand on sait à quelle vitesse les rêves fous deviennent réalité dans le New Space, il y a de quoi rester scotché au ciel.