Imaginez : vous arrivez au bureau un mardi matin, café à la main, et votre badge ne fonctionne plus. Votre compte Slack est désactivé. En dix minutes, votre carrière de dix ans dans la tech vient de s’effondrer. Ce scénario, des dizaines de milliers de personnes l’ont vécu en 2025. Et ce n’est que novembre.
Depuis janvier, la vague de licenciements dans la tech n’a jamais vraiment reflué. Au contraire : elle s’est intensifiée, mutée, professionnalisée. L’excuse n’est plus « la conjoncture post-COVID » ou « la hausse des taux ». Désormais, le mot qui revient partout est simple : IA.
2025, l’année où la promesse de l’IA a commencé à coûter des emplois
Plus de 110 000 postes ont disparu rien qu’entre janvier et novembre 2025 selon le suivi de TechCrunch et Layoffs.fyi. C’est moins que les 260 000 de 2023, mais la nature des coupes a changé. On ne parle plus de sureffectifs embauchés pendant la pandémie. On parle de remplacement pur et simple de tâches humaines par des modèles d’intelligence artificielle.
Derrière les communiqués lisses sur « l’efficacité opérationnelle » et « la réallocation des ressources vers l’innovation », il y a des vies bouleversées. Des ingénieurs seniors à 300 000 $ par an qui se retrouvent au chômage à 45 ans. Des équipes entières de support client rayées de la carte en quelques semaines.
Le bilan mois par mois : quand la hache est tombée
Janvier a donné le ton avec déjà 2 400 suppressions. Mais le vrai choc arrive en février : plus de 16 000 emplois disparaissent en un mois. Avril devient le mois le plus meurtrier avec plus de 24 500 licenciements, record absolu de l’année.
| Mois | Licenciements | Point marquant |
| Février | 16 234 | Pic CrowdStrike, Workday, Cruise |
| Avril | >24 500 | Record absolu – Intel (21k), Meta, Google |
| Juillet | 16 327 | Microsoft 9 000, Indeed+Glassdoor 1 300 |
| Octobre | 18 510 | Amazon 14 000, Meta AI, Paycom |
Les géants qui ont le plus saigné
Certains noms reviennent tellement souvent qu’on pourrait croire qu’ils tournent en boucle une série de restructurations.
- Intel : plus de 23 000 postes supprimés sur l’année, soit près de 22 % des effectifs. La nouvelle direction menée par Lip-Bu Tan ne fait pas dans la dentelle.
- Microsoft : environ 16 000 licenciements cumulés en plusieurs vagues (janvier, mai, juin, juillet). Satya Nadella parle « d’alignement stratégique ».
- Amazon : 14 000 postes corporate en octobre, après déjà plusieurs milliers dans les Devices. Objectif : supprimer les couches managériales inutiles.
- Meta : coupes ciblées mais symboliques – 600 personnes dans les équipes IA en octobre, 100 dans Reality Labs en avril, et 5 % des « low performers » en janvier.
« Nous devons devenir une entreprise plus lean pour exécuter notre stratégie IA à l’échelle. »
Mark Zuckerberg, mémo interne octobre 2025
L’IA, le grand remplacement silencieux
Le plus frappant ? De plus en plus d’entreprises assument ouvertement que l’intelligence artificielle remplace des humains.
Paycom (500 postes), Deepwatch (60-80), Just Eat (450), Fiverr (250)… Tous citent l’automatisation et les gains de productivité liés à l’IA. Même Atlassian supprime 150 postes de support client parce que « les nouvelles fonctionnalités ont réduit le volume de tickets de 70 % ».
Le cas le plus brutal reste peut-être xAI. En septembre, l’entreprise d’Elon Musk licencie un tiers de son équipe de data annotation (500 personnes) après avoir testé… les compétences des employés avec un modèle IA. Ceux qui étaient « remplaçables » sont partis.
Startups : entre survie et illusion
Les licornes et ex-licornes n’échappent pas au carnage. Certaines ferment carrément boutique : Cushion, Pandion, Level, Beam, HerMD… D’autres taillent tellement dans le vif qu’elles ne ressemblent plus à rien.
- Scale AI : 200 employés + 500 contractors, deux semaines après l’entrée de Meta au capital à 14 milliards.
- Yotpo : 200 postes (34 %) et fermeture totale de l’activité email/SMS marketing.
- Playtika : 700-800 personnes (20 %), cinquième vague depuis 2022.
- Bumble : 240 postes (30 %) pour « réallouer vers l’innovation ».
Le plus ironique ? Beaucoup de ces startups vendaient… de l’intelligence artificielle. Elles se font rattraper par les modèles généralistes de OpenAI, Google ou Anthropic qui rendent leurs solutions spécialisées obsolètes.
Et les employés dans tout ça ?
Sur LinkedIn, les témoignages se ressemblent. « 12 ans chez Google, badge désactivé à 9h17 », « remercié le jour de mon anniversaire », « enceinte de 7 mois, mon poste supprimé avec 48h de préavis ».
Les packages de départ sont souvent généreux (6 à 12 mois de salaire chez les GAFAM), mais ça ne remplace pas la perte de sens, le réseau, la visa pour ceux qui étaient en H-1B.
Et trouver un nouveau job ? Presque mission impossible quand tout le marché est inondé de CV de seniors surqualifiés. Le taux de chômage des plus de 45 ans dans la tech aux États-Unis a doublé en un an.
2026 sera-t-il pire ?
Plusieurs signaux inquiètent :
- HP annonce déjà 4 000 à 6 000 suppressions d’ici 2028.
- Synopsys (2 000 postes) suite au rachat d’Ansys.
- Les géants continuent d’annoncer des « restructurations pluriannuelles ».
- Les investissements IA explosent (OpenAI prévoit 15 milliards de dépenses en 2026).
En parallèle, les embauches reprennent… mais uniquement sur des profils très pointus : ingénieurs en infrastructure GPU, chercheurs en alignement, spécialistes scaling laws. Pour tous les autres rôles (support, marketing produit, ops, RH), c’est la grande glaciation.
« Nous sommes au début d’un déplacement massif d’emplois, pas à la fin. »
Emad Mostaque, ex-CEO de Stability AI, novembre 2025
Ce que ça nous dit de l’avenir du travail
2025 marque la fin d’une illusion : celle que la tech créerait indéfiniment des emplois qualifiés. On entre dans une phase où la productivité par employé explose, mais où la valeur est captée par un nombre toujours plus restreint de personnes (et d’actionnaires).
Les entreprises qui licenciaient en 2022-2023 disaient « c’est temporaire ». Celles de 2025 disent « c’est structurel ». C’est toute la différence.
Alors oui, de nouveaux métiers émergeront. Mais ils seront moins nombreux, plus compétitifs, et demanderont une remise en question permanente. Le contrat social de la Silicon Valley – « travaillez dur, devenez riche » – est en train de voler en éclats sous nos yeux.
Et vous, pensez-vous que votre poste est à l’abri en 2026 ?