Imaginez une startup qui a levé des dizaines de millions, fait rêver les fonds les plus prestigieux… et qui, dix ans plus tard, végète avec 2 millions de chiffre d’affaires, un cap table en ruine et plus aucun investisseur prêt à remettre au pot. Pour le venture capital classique, c’est un échec. Pour une nouvelle race d’acquéreurs, c’est une aubaine.

Le grand retournement : quand les « morts-vivants » du VC deviennent des pépites

Ces dernières années, un phénomène discret mais puissant secoue l’écosystème tech. Des sociétés comme l’italienne Bending Spoons ou l’américaine Curious rachètent à tour de bras ces entreprises qu’on appelle désormais les venture zombies : des startups autrefois surcotées, aujourd’hui coincées entre des fonds qui veulent sortir et des fondateurs épuisés. Leur stratégie ? Les acheter à prix d’ami, les remettre sur les rails de la rentabilité… et ne jamais les revendre.

C’est ce qu’on appelle le modèle buy, fix and hold forever. Et il explose.

Bending Spoons, le cas d’école qui fait trembler la Silicon Valley

En octobre 2025, la société milanaise a frappé fort : rachat d’AOL (oui, AOL) et levée de 270 millions d’euros en 48 heures. Résultat ? Une valorisation multipliée par quatre en moins de deux ans, passant de 2,55 milliards à 11 milliards de dollars. Le tout sans introduire en bourse ni préparer la moindre sortie.

Comment ? En appliquant une recette implacable : racheter des marques tech en déclin (Evernote, Meetup, Vimeo…), couper massivement dans les coûts, augmenter les prix, centraliser les fonctions support et transformer des boulets en générateurs de cash flow. Et surtout : garder ces actifs pour toujours.

« Nous n’avons aucune intention de revendre ces entreprises. Jamais. »

Luca Ferrari, CEO de Bending Spoons

Curious, le chasseur de zombies qui voit des trésors là où les VC ne voient que des échecs

De l’autre côté de l’Atlantique, Andrew Dumont applique exactement la même philosophie avec Curious. En 2023, il lève 16 millions dédiés à l’acquisition de logiciels « coincés ». Objectif : 50 à 75 achats en cinq ans.

Son terrain de chasse favori ? Les SaaS qui font entre 1 et 5 millions de revenus annuels récurrents, souvent valorisés à seulement 1x leur chiffre d’affaires (contre 8-15x pour une startup en croissance). Exemple récent : UserVoice, 17 ans d’âge, 9 millions levés auprès de Betaworks et SV Angel, rachetée pour une bouchée de pain.

« Le power law du venture produit énormément de grandes entreprises… qui ne seront jamais des licornes. Nous, on les veut. »

Andrew Dumont, fondateur de Curious

En mutualisant les équipes ventes, marketing, finance et support au niveau du groupe, Curious fait passer la marge de ces sociétés de quasi-zéro à 20-30 % dès le premier trimestre. Un million de revenus devient 300 000 euros de bénéfice net. Magie ? Non, simple discipline financière que les VC refusent d’appliquer tant qu’ils chassent la croissance à tout prix.

Pourquoi les VC abandonnent-ils ces entreprises pourtant viables ?

La réponse est brutale : pour un fonds VC classique, une société qui stagne à 3 millions de CA n’a plus aucune valeur. Le fonds doit rendre 10x, 20x, 100x l’argent de ses LPs. Sans hyper-croissance, impossible. Résultat : on laisse pourrir le cadavre en espérant une acquisition miracle… qui ne vient jamais.

  • Le fonds arrive en fin de vie (10-12 ans)
  • Plus personne ne veut suivre
  • Les fondateurs sont épuisés
  • La société survit, mais ne grandit plus
  • → Elle devient un zombie

Pour les acquéreurs « hold forever », c’est le moment parfait. Ils achètent à des multiples dérisoires, remettent de l’ordre et récoltent des dividendes pendant vingt ou trente ans.

Les pionniers qui ont ouvert la voie

Ce modèle n’est pas né hier. Le véritable précurseur s’appelle Constellation Software. Cotée à Toronto, cette société créée en 1995 par Mark Leonard pèse aujourd’hui plus de 70 milliards de dollars. Elle possède plus de 900 logiciels verticaux achetés à bas prix et gardés à vie. Résultat : un rendement annualisé de plus de 25 % depuis 15 ans.

Depuis, la liste des copycats s’allonge :

  • Tiny (Canada)
  • SaaS.group (Allemagne)
  • Calm Capital (Royaume-Uni)
  • Arising Ventures
  • WeCommerce
  • Et maintenant Bending Spoons et Curious

Pourquoi ce modèle explose précisément maintenant

Plusieurs étoiles s’alignent :

  • Le grand gel du venture depuis 2022 a créé des milliers de zombies
  • Les fonds 2014-2021 arrivent en fin de vie et doivent liquider
  • L’IA rend obsolètes des pans entiers du logiciel traditionnel → chute des valorisations
  • Les taux d’intérêt élevés rendent le cash flow roi à nouveau
  • Les acquéreurs « forever » ont prouvé que ça marche (Constellation à 70 Md$)

Résultat : on assiste à la plus grande vague de transferts de propriété de l’histoire du logiciel.

Comment ils opèrent la transformation (le playbook en 5 étapes)

Le processus est presque industriel :

  1. Achat à 0,5-2x le CA (parfois moins)
  2. Coup de massue sur les coûts : réduction de 40-60 % des effectifs non essentiels
  3. Hausse des prix de 20-50 % (les clients fidèles payent)
  4. Centralisation : une seule équipe finance, RH, support pour 20 sociétés
  5. Réinvestissement des profits pour acheter la prochaine cible

En 12 à 18 mois, une société qui perdait de l’argent devient une machine à cash auto-financée.

CritèreStartup VC classiqueVenture Zombie racheté
Multiple d’achat10-20x CA0,8-2x CA
Marge EBITDA-50 % à +10 %25-40 % dès an 1
Horizon de sortie5-7 ansJAMAIS
Rendement attendu100x (rêve)15-25 % annuel composé

Et les fondateurs dans tout ça ?

Beaucoup sont soulagés. Après dix ans de galère, ils touchent enfin une sortie (même modeste) et voient leur bébé survivre plutôt que mourir. Certains restent même pour piloter la nouvelle phase.

D’autres, en revanche, grincent des dents en voyant leur « vision révolutionnaire » transformée en pompe à cash. Mais quand le choix est entre 1 million aujourd’hui ou zéro demain… le pragmatisme l’emporte.

Ce que ça dit de l’avenir du logiciel

Nous vivons la fin d’un cycle. Pendant vingt ans, le mantra fut « croissance à tout prix ». Les meilleurs ingénieurs voulaient créer la prochaine licorne. Demain, les meilleurs opérateurs voudront peut-être construire le prochain Constellation.

Le logiciel ne disparaît pas. Il se consolide. Des milliers de petites entreprises viables, autrefois méprisées, vont changer de mains et générer des fortunes patientes.

Comme le dit Andrew Dumont :

« Il y a plus d’argent à faire dans les 80 % d’entreprises qui “échouent” selon les critères VC… que dans les 1 % qui deviennent des licornes. »

Andrew Dumont

Le venture capital a créé des milliers de grandes petites entreprises. Les acquéreurs « hold forever » sont en train de les ramasser une à une.

Et quelque part, dans un cimetière de startups, un zombie vient de sourire.

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Steven Soarez
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